« Le luxe africain a toujours existé » (Imane Ayissi, styliste)
ENTRETIEN – Premier créateur d’Afrique subsaharienne listé à la prestigieuse semaine de la Haute Couture de Paris depuis 2020 aux côtés des géants comme Dior ou Chanel, Imane Ayissi est de plus en plus entendu pour la singularité de sa créativité. Le styliste camerounais revient sur cet aboutissement et dévoile son regard profond sur l’essor des industries culturelles et créatives pour un continent en quête d’émergence.
LA TRIBUNE AFRIQUE – Vous êtes le premier fashion designer d’Afrique subsaharienne listé à la Fashion Week Haute Couture de Paris. Quelle est votre recette de réussite et comment les jeunes générations de créateurs peuvent-elles suivre vos traces ?
IMANE AYISSI – Parvenir à ce que je suis aujourd’hui m’a coûté beaucoup de temps, trente ans de ma vie, beaucoup d’énergie, de la ténacité et énormément de travail. Cela n’est pas un cadeau. C’est une fierté pour moi, pour le Cameroun, pour tous les Africains et les amis de l’Afrique, mais cela ne vous tombe pas dessus par hasard. Les jeunes générations doivent savoir que pour accéder à quoi que ce soit, il faut travailler dur. Si on a la possibilité d’aller étudier, de se former, il faut absolument le faire, car les temps à venir risquent d’être encore plus difficiles.
Vous avez récemment participé au forum Afrique de l’OCDE à Paris où vous évoquiez les industries culturelles et créatives (ICC) comme une nouvelle source de croissance et d’opportunités pour le continent. Comment appréciez-vous, au bout de 30 ans, l’évolution de la créativité et de la culture africaines, ainsi que le business qui se créé tout autour ?
De ce que j’observe, les choses avancent petit à petit. Les créateurs africains sont à la base de grands débrouillards. Avec très peu, ils arrivent à faire des choses parfois étonnantes. Quand on parcourt notre continent, on y découvre beaucoup de talents, beaucoup d’énergie créative, au cœur de cultures fortes. Il y a encore beaucoup à faire pour un plein essor des industries culturelles et créatives, mais parallèlement, des choses se mettent progressivement en place. Certains de nos pays sont aujourd’hui conscients que la créativité est une force économique à ne pas négliger. Et c’est une bonne chose.
On voit émerger aujourd’hui une catégorie de personnes qui cherchent à consommer des créations africaines, par fierté. Ce qu’on voyait chez d’autres cultures du monde comme les Chinois par exemple. Cela est encore embryonnaire en Afrique, mais il faut que cette tendance soit amplifiée. C’est ce qui va permettre aux créateurs africains d’émerger tant en termes de notoriété qu’économiquement parlant.
Bien qu’on assiste à un éveil des consciences autour des ICC qui fait que les institutions financières se positionnent peu à peu sur ce secteur, les acteurs en Afrique font souvent face au défi financier. Avez-vous pu au fil des ans bâtir une relation de confiance avec le monde financier pour vos projets ?
Le financement au sein de notre industrie est fait de beaucoup de complications. Personnellement, je me suis longtemps débrouillé avec le peu que j’avais à mes débuts. Le soutien financier est venu plus tard et il n’était absolument pas africain. Je n’ai jamais eu de financiers africains qui s’intéressent à mes projets. Les investisseurs en général s’intéressent encore peu à notre industrie. Quand on veut démarcher une banque – en dépit d’avoir un dossier qui tienne la route sur la main – les banques n’ont parfois pas confiance en certains artistes.
Comme vous le mentionnez, il y a des nouvelles formes d’acteurs de la finance qui disent vouloir accompagner les ICC. Cela est encourageant. Il faut voir ce que tout cela va donner, car si les talents africains ne sont pas accompagnés, comment pourrons-nous avancer ?
En tant que professionnel, pensez-vous le rôle des gouvernements important à ce niveau ?
Les gouvernements doivent effectivement prendre en compte ces réalités. Beaucoup de jeunes générations aujourd’hui prennent la route, pensant que l’Eldorado se trouve je ne sais où. Ils finissent par perdre la vie dans les océans. Certains sont abandonnés dans les déserts, sans que leurs pays n’aillent chercher leurs dépouilles. Parmi ces jeunes, il y a certainement des talents créatifs, de grands cerveaux qui s’en vont ainsi. C’est une perte pour les pays. Il faut des actions concrètes. Après, les artistes en général se sont toujours débrouillés sans attendre forcément que l’Etat. Mais si on veut que les ICC profitent au développement, chacun doit jouer son rôle.
On parle de plus en plus depuis quelques années d’un luxe made in Africa. Que ce soit dans le domaine du design ou de la mode, le tissu africain. D’ailleurs, vous êtes un défenseur non du wax, mais du tissu africain (…) Que pensez-vous de cette idée d’un luxe made in Africa ?
Je dirai que le luxe, c’est d’abord soi-même, ce qu’on possède, ce qu’on décide de montrer à son entourage ou d’associer au reste du monde pour amplifier sa valeur. Le luxe est fondé sur de vraies histoires qu’on valorise. Avec le temps, l’Afrique a souvent consommé le luxe des autres, mais de même qu’il y existe un luxe européen, l’Afrique a toujours eu son propre luxe, lequel a cependant disparu au fil du temps. L’Egypte ancienne en est un exemple.
Si je prendre le cas du tissu africain, on nous a longtemps fait croire que le wax était africain à partir de certaines dates historiques, alors qu’en réalité, le wax n’est pas un tissu africain. Cela a été imposé à l’époque coloniale. Aujourd’hui quand on parle de mode africaine, on présente le wax, mais le patrimoine textile de l’Afrique a toujours existé : le Kente du Ghana, les voies de coton de Mauritanie, les manjaks de Sénégal, les attirés de Nigeria, le ndop du Cameroun, le Faso Dan Fani du Burkina Faso… Quand je fais des collections, j’essaie de mettre en valeur toutes ces richesses textiles. J’associe les vrais tissus africains aux tissus nobles européens et autres. Et cela permet leur plus grande mise en valeur. Après, il faut que les Africains eux-mêmes consomment le luxe de chez eux, afin que ce dernier émerge.
Dans un monde où il est question de développement durable, préserver la planète… Comment votre industrie aborde-t-elle ces questions ?
La question environnementale dans notre industrie textile est très importante, mais il faut comprendre déjà le fonctionnement de tout ce qui est l’industrie du textile en Afrique. Les vrais tissus africains intègrent déjà une certaine forme de durabilité, parce qu’ils sont tissés à la main. La modernisation de cette industrie dans le temps a impliqué l’intégration des machines qui sont devenues obsolètes pour la plupart. Certaines usines de coton sur le continent n’ont plus de machines qui tiennent la route et c’est à ce niveau qu’il faut agir. Il y a un véritable travail de sensibilisation et même de formation à faire. Trouver les moyens d’intéresser les jeunes générations à ces métiers parce qu’elles sont encore plus tournées vers les nouvelles technologies industrielles qui intègrent mieux la notion de durabilité et de protection de l’environnement.
Après il faut aussi tenir compte des réalités, parce que le tissu bio en Afrique aujourd’hui coûte cher. Les tissus faits à la main dont je parle sont onéreux, dans un contexte où les gens n’ont pas toujours ce qu’il leur faut de manière primordiale. Personnellement, je peux comprendre que certains créateurs ou même consommateurs ne suivent pas forcément ce mouvement, mais il n’en demeure pas moins que la notion de durabilité dans l’industrie textile est importante.